Le voyage creux
- Claire Amaouche
- Apr 27
- 6 min read
White Lotus, marchandisation du voyage et autres récits

Un hôtel luxueux dissimulé au cœur d’une île thaïlandaise ou niché dans les recoins pittoresques de la côte amalfitaine attirant familles et couples fortunés en quête de répit et d’évasion : tels sont les décors paradisiaques qui servent de toile de fond aux différentes saisons de la célèbre série américaine The White Lotus. Certains dimanches, lorsqu’il ne me plait guère de sortir, je me laisse happer par cet univers exotique d’où surgissent, au fil des épisodes, quelques réflexions sur le voyage. Car, entre cette fiction aux contours exagérés et l'expérience du voyage contemporain, le parallèle est évident.
Mais en m’amusant des vacances tragi-comiques de ces riches en villégiature, traînant dans leurs bagages préjugés et privilèges, cherchant à fuir leurs névroses par de vaines distractions, je me croyais à l’abri de ce miroir déformant. Pourtant, ce que, selon moi, la série dévoile n’est pas seulement le faste des élites, mais la critique implicite des lieux eux-mêmes — ces oasis artificielles, soigneusement élaborées pour combler les désirs contradictoires du voyageur moderne : entre aventure et sécurité, nouveauté et familiarité.
Depuis plusieurs décennies, ces résidences privées destinées à tous types de voyageurs fleurissent à travers le monde. Leur prolifération témoigne peut-être autant d’une appartenance sociale ou matérielle que d’une nouvelle approche du voyage lui-même — de ce que l’on en attend, de ce que l’on y projette, et de la manière dont on le consomme.
Car, au fond, il s’agit bien de cela : le voyage devenu bien de consommation, où l’on ne s’attend plus à être surpris ou dérouté, mais à voir des désirs chèrement payés satisfaits. Et sous l’apparence de la découverte et de l’ouverture au monde, il finit par nous enfermer, toujours un peu plus, dans nos propres certitudes.
Pièges confortables
Oman, au Sud le long de côte, tout près de la frontière yéménite. Pour rejoindre Salalah depuis les confins du désert, il faut traverser une barrière de montagnes poussiéreuses, d'où jaillissent soudain d’innombrables torrents dont l’eau précieuse fait verdir toute la région au printemps. Les versants se couvrent alors de mousses épaisses, de jeunes arbres et de plantes tropicales — apparition rare et presque irréelle dans ce pays par ailleurs si minéral. Le long des rivières, de vastes champs d’herbe où s’attrouperons dès la mi-juin, dans un mouvement étrangement similaire, touristes émerveillés et chameaux placides. Sous ce microclimat providentiel poussent aussi désormais comme des champignons, une multitude de résidences touristiques de toutes gammes, où afflue un nombre grandissant de voyageurs.
Mais en ce mois de mars, la haute saison tarde encore, et pas une voiture ne trouble le silence des routes côtières fraîchement goudronnées, bordées de palmiers fièrement élancés vers un ciel sans nuages. Dans ce paysage encore assoupi, nous observons les mutations à l’œuvre autour de la ville. Le long du littoral, les complexes résidentiels de vacances — neufs ou en construction — s’alignent méthodiquement.
Après de longues journées épuisantes sur des routes désertes, traversant d’immenses étendues de sable et de roche, nous avons trouvé refuge, pour quelques jours, dans l’un de ces établissements, les seuls à offrir de quoi se loger pendant la basse saison. Je ne suis pas particulièrement enthousiaste à l’idée, mais n’ayant jamais expérimenté ce type d’endroit — qui semble aujourd’hui représenter une certaine norme touristique — je finis par y voir un objet d’étude intéressant.
Le complexe résidentiel Hawana se trouve à une vingtaine de minutes du centre de Salalah, directement au bord de la mer, dans une zone qui, jadis, n’était probablement qu’un vaste terrain caillouteux. Derrière le porche sécurisé, une allée pavée serpente entre des haies d’hibiscus et de jasmin, menant à un dédale de petites rues silencieuses, bordées d’immeubles et d’hôtels à l’architecture pastiche. Des voiturettes électriques glissent d’un espace à l’autre, entre appartements, piscines, plages et restaurants. L’ordre méticuleux et la propreté presque clinique des lieux me donnent l’étrange sensation de déambuler dans un décor hollywoodien.
L’endroit est encore presque désert. Quelques signes discrets rappellent vaguement la culture locale : arabesques gravées sur les pas de porte, tuniques suspendues aux portants des boutiques de souvenirs, quelques mosaïques discrètes. Mais toute ressemblance avec Salalah, voire avec Oman, semble s’arrêter là. Dans cette enclave hors du temps, nous sommes partout et nulle part à la fois.
Cependant, un fait curieux : une fois passée la surprise initiale, je me surprends à éprouver une forme d’aisance et d’apaisement dans cet environnement inconnu, mais étrangement familier. Rien ne me heurte ni ne me dérange. Aucun des imprévus de la rue, aucune de ses déconvenues. Je me laisse aller à la paresse et à l’ennui (un art qu’il n’est, par ailleurs, pas inutile de cultiver). Depuis la terrasse, je passe de longues heures à observer une troupe d’hommes, au travail sous la chaleur implacable, traînant des brouettes de ciment vers les fondations des futurs immeubles qui verront bientôt le jour.
Bien que notre petit appartement ne fût pas particulièrement luxueux, il offrait un confort auquel j’étais peu habituée sur la route. Ayant majoritairement séjourné chez l’habitant, dans de petites auberges rurales, sous tente, voire dans des monastères, je ne louais d’appartements ou de chambres d’hôtel que pour de brèves haltes en ville, quand les alternatives manquaient. Le logement, pourvu qu’il soit abordable et à peu près sur ma route, m’importait peu. Chaque étape apportait son lot de surprises, bonnes ou mauvaises. J’ai ainsi connu quantité de chambres glaciales ou étouffantes, d’odeurs tenaces et de colonies de cafards. Mais j’ai aussi, par hasard, trouvé des havres de paix insoupçonnés : cette petite chambre chaleureusement éclairée et décorée d’estampes dans les montagnes japonaises, ou encore la salle à manger somptueuse d’une vieille maison de Boukhara, couverte de tapis et de fresques, où la maîtresse de maison, au tempérament bien trempé, m’accueillit sans trop rechigner pour quelques nuits.
Il faudra renaître
Bien que la route ne cesse de m’appeler, elle ne me laisse jamais tout à fait indemne. Dès que la frontière est franchie, les doutes s’invitent, inévitables. Il arrive toujours un moment, tôt ou tard, où se pose la question essentielle du voyageur, dont j’ai déjà parlé : que venons-nous chercher ici, ou là ? Je suis convaincue d’une chose : en dehors des journalistes, chercheurs et autres professionnels de l’enquête, le voyage est avant tout une affaire d’égoïsme, une quête de soi. Nous prenons la route pour des raisons profondément personnelles, qui ont bien moins à voir avec les autres qu’on voudrait parfois l’admettre. La curiosité, la soif de connaissance, le désir de rencontres viennent ensuite, comme des justifications que l’on s’accorde à soi-même. Ce qui nous pousse dehors, au fond, tient plus à ce que nous cherchons à réparer, à éclaircir ou à fuir dans cet ailleurs toujours un peu mystérieux, et qui, pour beaucoup, doit le rester.
Recluse dans le microcosme aseptisé de ma résidence d’Oman, je m’interroge sur la raison pour laquelle nous parcourons tant de kilomètres pour finir allongées sur des terrasses ensoleillées, les mêmes qui chaque été fleurissent près de chez nous. Mais il y a, c’est vrai, quelque chose de grisant à ouvrir chaque matin ses volets sur un paysage neuf, une page blanche surgie du rêve, qui semble nous inviter à tout recommencer. On s’accorde ainsi le luxe de se réinventer, de laisser dériver l’esprit loin des méandres d’une vie quotidienne qui a perdu sa poésie et son éclat.
Après de longs mois de travail, il faudrait renaître de nos cendres au sein de l’une de ces parenthèses enchantées. Une renaissance fragile, cependant. Car ce n’est que lorsque la route devient rugueuse, lorsqu’elle nous écorche, que nos repères vacillent et que toute certitude se dissipe, qu’une réelle transformation devient possible. Parfois, il faut renoncer au confort, se confronter à d’autres réalités, pour avoir la chance d’ouvrir chaque matin nos rideaux, non sur la surface d’un joli tableau, mais sur tous les chemins qui attendent encore d’être explorés.
Il nous faut redéfinir le voyage, non pas comme un produit à consommer, ni simplement comme un point sur la carte où il faudrait aller, mais comme une manière de voir, une manière d’être, que l’on emportera avec nous, dans le quotidien ou en partance pour les coins les plus reculés du monde
References:
The White Lotus, season 1,2,3, Directed by Mark White