Aller-retours vers le Caucase
- Claire Amaouche
- Jun 29
- 4 min read
Tbilisi: anatomie d'une ville fragmentée

Une nuit de fin d’hiver, je franchis le porche d’une vieille bâtisse un peu défraîchie du vieux centre de Tbilissi. Dans la cour, des coursives branlantes longent des murs auxquels s’accrochent au hasard linge, plantes et lampions défraichis. J’avance à tâtons, la lampe de mon téléphone à la main, cherchant l’entrée du petit appartement que j’ai loué pour la semaine. Je la trouve tout au bout d’un long couloir, à l’extrémité d’un escalier grinçant, encadrée de deux chaises de jardin et d’un gros pot de fleurs.
Au matin, des voix me tirent du sommeil. Les voisins, déjà debout, bavardent d’un balcon à l’autre, penchés sur les allées et venues de la cour. En ouvrant les rideaux, je découvre ainsi une vie qui suit son cours et c’est alors seulement que je comprends où je suis.
Tbilissi est une ville en strates, un millefeuille de siècles qu’il faut peler lentement. Le passage du temps y est lisible. L’empreinte des invasions et des délivrances s’y superpose sur les murs comme une large mosaïque colorée. À l’architecture millénaire, aux balcons de bois et au bâti noble d’un autre âge, se sont greffés blocs de béton soviétiques et artères surdimensionnées perpétuellement encombrées.
Il y a peu, j’étais de passage à Belgrade, et quelque chose dans l’atmosphère m’a paru étrangement familier. Plus tard, je suis tombée sur cette phrase de Momo Kapor à propos de la capitale Serbe, qui aurait tout aussi bien pu s’appliquer à Tbilisi : « C’est une ville à la hauteur de l’homme. Une ville qui n’effarouchera pas le voyageur de passage par sa taille imposante, mais l’attachera à elle pour toujours par une centaine de fils invisibles. ». Elle aussi vous saisit sans bruit. Et on y trouve un peu d’Europe, un peu d’Orient, un désordre charmant, et une mémoire vive et parfois douloureuse.
Ce n’est pas une ville-musée, comme Paris, Venise ou Vienne, où le mouvement s’est presque figé par peur d’en altérer la beauté. Ni une ville en quête d’éclat permanent comme New York. Il ne faut donc pas s’attendre à un éblouissement immédiat, mais à un lent apprivoisement. Nous prend alors l’étrange sensation d’un endroit qu’on retrouve plus qu’on ne découvre.
La ville est traversée d’un bout à l’autre par la Koura, qui, bien qu’imposante, ne se laisse guère approcher. Ses rives sont prises entre des voies rapides où voitures et bus déferlent entre Nord et Sud, en direction des montagnes du Caucase, ou des frontières arméniennes et azerbaïdjanaises, au travers d’un semi-désert recouvert d’une neige fine et crissante l’hiver, et d’une bruyère rase en été. Pour un pays si verdoyant par ailleurs, c’est une route qui ne manque pas de surprendre.
Il ne faut donc pas trop attendre des rivages de la Koura, et plutôt grimper vers les hauteurs, jusqu’au lac Turtle, pour profiter d’un peu d’ombre et d’une échappée de vue. J’y ai passé de longs moments, entourée de chiens errants, laissant monter vers moi la clameur et le brouillard de la ville.
Les traces de l’Antiquité et des influences arabo-persanes subsistent encore dans le quartier d’Abanotubani, où l’on vient volontiers s’immerger dans les bains sulfureux et siroter un thé en fin de journée. Tout autour, un dédale de ruelles sinueuses s’étire, désormais peuplées d’échoppes de souvenirs et de restaurants. Un après-midi, en flânant sans but, je m’arrête chez un marchand de tapis et repars, après quelques heures, avec sous le bras un kilim centenaire, tissé par les tribus des hauts plateaux.
On vient de loin pour observer ces maisons étroites, suspendues les unes aux autres et ces balcons en bois sculptés comme des dentelles. Certains murs s’effritent, d’autres laissent place à des hôtels flambant neufs, prêts à accueillir la foule du printemps. Dans le sous-sol de l’une de ces maisons bancales, dissimulée dans une ruelle, je trouve une petite boulangerie. Autour de quelques tables couvertes de pains encore tièdes et de khatchapuris, s’est formé un attroupement un peu pittoresque au milieu duquel je peine à faire entendre ma commande.

Depuis la place de la Liberté, plusieurs voies s’offrent au promeneur. Continuer l’errance dans les rues anciennes du centre ou remonter l’avenue Rustaveli et ses boutiques de luxe jusqu’au quartier résidentiel de Vake.
D’un côté les bars et les auberges de quartier où je passe bien des soirées, entre la pénombre d’un comptoir et les réfectoires bondés, où défilent à toute heure des assiettes de Khikalis et de mtsvadi. On se souvient de vous, on s’amuse de vous voir de retour en bonne compagnie, et on vous sert volontiers un verre de Chacha pour escorter viandes et fritures. C’est là que l’on perçoit la chaleur et la joie de vivre singulière des géorgiens qui, au milieu de deux chaos, ne semblent perdre ni entrain ni fierté. Dans ces mêmes rues ont aussi émergé de nouveaux bars et restaurants tenus par les Russes récemment émigrés. Une autre ambiance — plus feutrée sans doute, mais non sans charme. Reste à savoir que ces deux populations, lestées par des décennies de tensions et de rancunes, se croisent sans vraiment se mêler.
Dans l’autre direction, après une petite heure de marche, s’étend Vake — un quartier mêlé de tours modernes, d’immeubles anciens, de caves à vin et de boulangeries où s’étale une vie quotidienne peu soucieuse du tumulte de la vieille ville. Souvent, en longeant l’avenue Tchavtchavadzé sur le chemin des courses, je m’arrête un moment devant les grilles d’une église. Sous les arbres, des pèlerins endimanchés bavardent à voix haute.
Il existe deux endroits où le visiteur perd notion de temps et d’espace : le bazar et la gare. L’un déborde de cageots, d’étals de fortune, de vieux outils rouillés et de bottes d’aneth. L’autre de moteurs, de cris, de départs précipités. Tout est un peu sale, un peu bruyant, les vendeurs parlent fort et les chiens dorment au milieu du passage, mais on n’y trouve jamais la moindre hostilité.

Évidemment, quelques paragraphes ne sauraient contenir l’essence d’une ville. Il m’a fallu de nombreux allers-retours à Tbilissi pour que s’imprime en moi son mélange unique de chaleur, d’entrain, de fierté et de révolte. Aujourd’hui encore, je pense à la Géorgie avec une pointe de nostalgie, et ce ne sont pas seulement ses villes qui me reviennent, mais aussi ces bouts de montagnes, de collines ou de campagne, où je partais parfois me perdre.
References:
Ryszard Kapuściński, Imperium, 1993
Momo Kapor, Guide to Serbian mentality, 2023



